Architecture subaquatique: L’écopage et la psychologie des poissons

*les noms avec astérisque sont des pseudonymes

Nous arrivons au nganda (camp de pêche) de Likau vers 9h30, avec Michel (le commandant de notre vedette), Peter et Emmanuel (chercheurs), Jean* (chef d’avenue de Lombo, Opala) et Faustin*, le fils du nkumu (chef) Papy Lienge. Le nganda de Likau, qui appartient au village de Yasomba (en face), est situé à l’extérieur d’un grand méandre de la rivière Lomami, à environ 25 km en aval du chef-lieu de territoire d’Opala. Pendant la saison des basses eaux (elanga), le camp est situé en hauteur sur la rive, surplombant la rivière de quatre à cinq mètres. De l’autre côté, il y a la forêt, qui est inondée la plupart de l’année, mais où l’eau est actuellement à son niveau le plus bas.

Environ huit pirogues (bwátu) sont déjà là, de l’autre côté. Faustin dit : « Ils ont déjà traversé, ils ont déjà commencé ». Nous nous alignons juste là où se trouvent les autres pirogues et entrons dans la forêt à l’embouchure du petit ruisseau dont le nom, Likau, a donné son nom au camp de pêcheurs situé en face. Un barrage en bois (lokando en Ngoyagoya, la variante locale de la langue KiMbole) indique l’endroit où le Likau se jette dans la Lomami. Le lokando laisse passer l’eau, mais pas les poissons. À l’origine, l’activité familiale de kopepa (écopage) était prévue pour le jour précédent, mais il y avait un énorme nid de guêpes dans un arbre au-dessus du lit de ruisseau, qu’il a fallu brûler avant l’événement. Aujourd’hui, tout le monde est venu pour ce rituel annuel, car kopepa, la pêche à l’écope, est aussi une importante institution sociale.

Au début, je ne comprends pas bien qui fait quoi : des jeunes apportent des bâtons de bois (sticks) et des branches de palmier (mandalala); d’autres creusent la digue centrale (ngúka) à la machette (mbeli), déplaçant la terre sur le côté afin de fortifier les flancs du canal surélevé. De la fumée s’échappe de petits feux allumés sous les arbres pour préparer des collations et fournir les calories nécessaires pour la journée de travail à venir. La scène me rappelle les rassemblements rituels annuels de scouts que nous avions lorsque j’étais enfant en Belgique. Nous suivons le petit sentier qui mène à l’endroit où Faustin, Jean-Michel* et Jean nous ont montré, il y a trois jours, comment pêcher avec des cannes et des makendi (ligne et hameçon). Il s’agit de l’extrémité supérieure de la section de cette rivière communautaire qui descend jusqu’à l’estuaire à environ 500 mètres. Enlever une telle quantité d’eau ne peut se faire que dans un effort collectif organisé et bien orchestré.

Le chef, Papy, s’approche et nous explique : « chaque couple de notre famille a sa propre parcelle (Lingala: lopango) dans notre rivière ici. C’est une partie qui leur est réservée et où ils reviennent chaque année ». Les couples en question sont ceux des fils du chef Papy avec leurs épouses respectives qui, dans la tradition virilocale, viennent d’ailleurs. Mais aussi ceux de ses frères et sœurs, ainsi que de ses filles propres, qui, mariées ailleurs, reviennent à leur lieu familial d’origine pour cette occasion spéciale. Au-delà de la capture de poisson, kopepa est manifestement aussi une occasion spéciale de réaffirmer et de manifester l’appartenance à la famille, comparable peut-être à ce que la fête de Noël est devenue en Belgique ou en Allemagne.

Je demande comment s’appellent ces bâtons qui sont enfoncés verticalement dans le sol et attachés ensemble pour former un X afin de stabiliser la digue centrale (ngúka). Appellés sío, ces renforcements latéraux sont complétés chaque année, et je commence à comprendre que ce barrage artificiel au milieu du ruisseau doit sûrement être vieux de plusieurs générations. Or, nous explique Papy: « ce n’est pas si vieux que ça! C’est mon père qui l’avait commencé en 1932.” Nous apprenons que l’endroit a été aménagé pour la première fois en 1932, lorsque l’administrateur colonial d’Opala avait délivré au père du chef Papy un document lui garantissant, ainsi qu’à sa lignée, l’accès à ce cours d’eau et à la forêt qui l’entoure. Ce document avait été délivré après qu’un différend sur les zones de pêche ait séparé le père de Papy de son propre lignage en expansion.

Un garçon s’approche du vieux chef et lui demande où se trouve son lopango à lui. « C’est mon neveu », explique Papy, « qui est venu avec sa mère, qui est ma sœur. Il n’y a plus beaucoup de place, mais il faut bien l’intégrer, alors je lui donne une des parcelles inachevées, qui se trouvent à proximité là-bas ». Cela lui permet de participer, mais l’empêche aussi de peser sur le partage des poissons attrapés dans l’ancienne partie familiale de l’eau. Il est clair qu’avec les 29 enfants que le chef Papy a fait avec ses quatre femmes, et vu le fait que la famille ne cesse de s’agrandir, la pression sociale et démographique est réelle. Il est plus que probable que l’un de ses fils décidera bientôt de partir à la recherche d’une nouvelle rivière pour installer son propre futur village.

Faustin est allé plus en amont encore, avec l’une des deux pelles présentes sur le site. Il va construire un grand barrage, pour que l’écopage puisse enfin commencer. Devant nous, Christelle est dans l’eau jusqu’à la poitrine. Elle est l’épouse de Jean-Michel*, un autre fils du vieux Papy. En l’absence de parcelles supplémentaires, Madeleine*, qui est la petite soeur de Jean-Michel, et son frère, ont décidé de partager celle qui se trouve devant nous, avec la moitié du poisson attrapé prévue pour Christelle et Jean-Michel, et l’autre moitié prévue pour Madeleine. 

Christelle verse le premier seau de 10 litres sur la digue surélevée. Comme l’eau coule vers les autres, tout le monde se dépêche maintenant de finir de sceller la digue. La grande sœur à Papy arrive et s’inquiète: « Oh mon Dieu, il y a tellement d’eau ! On n’y arrivera jamais! » Il semble que les saisons soient perturbées ces jours-ci: il y a beaucoup plus d’eau que d’habitude en cette période. L’année dernière, la séance de ramassage a dû être annulée parce qu’il y avait trop d’eau. Mais cela s’est déjà produit dans le passé, ce n’est pas vraiment nouveau. J’entends le bruit d’un autre seau d’eau versé plus loin en aval. Lentement et sûrement, tout se met en place : Madeleine et Christelle écopent deux par deux et de manière synchronisée. Une douzaine de seaux, puis une pause. Les rires et les gloussements fusent, y compris de la part des garçons qui observent la scène comme nous depuis la rive. « Kopepa est une affaire de filles », m’avait dit l’une des filles à Papy, non sans une certaine fierté. Les garçons n’interviennent que plus tard, lorsque, après avoir vidé le lit de la rivière, il est temps d’attraper, ou de collecter, les poissons, et de réarranger l’architecture subaquatique.

Dans le lopango voisin, la femme du fils aîné de Papy est occupée à écoper. Elle est nettement plus âgée que Christelle et Madeleine, écope seule et ne parle ni ne rit en travaillant. À notre droite, l’ambiance de travail est joyeuse et exubérante tandis qu’à gauche, elle est sincère et concentrée. Cette allure sérieuse rend-elle l’écopage plus efficace ?

À notre droite, Jean-Michel est entré dans le lit de la rivière et aide sa femme et sa sœur à retirer les innombrables panukula, ces morceaux de bois en forme de planche sous lesquels les poissons-chats (ngóló) aiment se cacher. Il sort de la boue un morceau d’un vieux bwátu (pirogue) qu’il avait placé là lors de la dernière action de kopepa il y a deux ans. De nombreux morceaux de bambous évidés sont soulevés, et presque chaque morceau qui apparaît révèle un poisson mungúsu ou bien un ngólo dont les têtes sont frappées d’un coup de machette nonchalant. À notre gauche, Marie-Jeanne, toujours concentrée, reçoit maintenant l’aide de son mari, le fils aîné du chef. Alors que le niveau de l’eau baisse et que de plus en plus de couches de bois sont enlevées, il devient clair que, bien qu’ils soient moins nombreux ici que dans l’enceinte de leurs voisins, Marie-Jeanne et son mari attrapent beaucoup plus de poissons que ces derniers. Nous comprenons que bien au-delà de l’acte d’écoper l’eau, kopepa consiste à construire le meilleur paysage subaquatique offrant des cachettes attirantes aux poissons en quête de refuge, de telle sorte que les poissons le préfèrent à celui de leurs voisins : une architecture subaquatique concurrente dans un monde riverain multi-espèces. Si cette façon d’aménager le territoire subaquatique, qui est invisible à travers l’année, est bien une trace d’un passé plus lointain, comme nous le supposons, il sera capital de vérifier où ailleurs, et comment au juste, se fait et se faisait le kopepa.

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